Le cours de C++ était particulièrement éprouvant aujourd'hui. Monsieur Heo est complètement fou de nous donner autant d'exercices à réaliser en seulement deux heures ! Je suis complètement vidée. Je crois que je ne peux plus rien faire rentrer dans mon crâne pour la journée... Je regarde ma montre, celle que mon père m'a offerte juste avant que je ne parte en Angleterre, celle avec une boussole au style victorien en fond. Je souris. Il est quinze heures, parfait. Je suppose qu'il n'y aura pas grand monde à la bibliothèque.

Mes pas me mènent jusqu'au deuxième étage de l'immense bâtiment qui nous sert pour les cours. C'est dommage, j'aurais préféré que la bibliothèque soit un endroit à part, histoire de pouvoir prendre l'air en y allant. Tant pis. J'ai bien plus envie de me vider la tête en dessinant et en écoutant de la musique que de marcher.

J'avise la zone où se trouvent les salles de travail. Mes yeux s'illuminent quand je vois qu'elles sont toutes vides ! Je prends la plus reculée de toute. Je m'installe, étale mes affaires de dessins et quelques livres de cours, histoire de faire croire que je travaille vraiment, puis, je place mon casque sur mes oreilles. Ma playlist se lance sur Better Better. La douce voix de Wonpil vient caresser mes oreilles, bientôt rejointe par les autres membres du groupe. Mon sourire s'étire et ma tête commence à se balancer en rythme alors que je prépare mon carnet à dessins.

Aujourd'hui l'inspiration prend l'aspect d'un visage masculin, aux traits délicats. Peut-être quelqu'un que j'ai un jour croisé dans la rue, à Hongdae, je ne saurais pas dire. Mon crayon marque le papier guidé par mon esprit. Maintenant seul mon pied marque la cadence de la chanson. Au bout d'un moment, sans même m'en rendre compte, j'ai commencé à chanter Hi Hello :

La chanson se termine, j'ai le sourire aux lèvres, les yeux fermés, le crayon en l'air qui marque le tempo, comme une chef d'orchestre. Que j'aime ce groupe ! J'ai toujours les yeux clos lorsque la musique laisse place au silence, le temps de lancer une autre chanson. Une voix me parvient et me glace sur place. Mes paupières s'ouvrent précipitamment pour repérer la personne qui me parle et je retire mon casque, le souffle court sous le stress. Il continue de parler. Me complimente. Je sens une chaleur se diffuser dans mes joues, puis sur tout le reste de mon visage.

Non pas que je déteste les compliments, mais, je n'étais pas prête, pas prête du tout. Il m'a entendue chanter. Je baisse les yeux, gênée. Mes mains se crispent sur mon casque. Il n'a pas l'air méchant, il n'a pas l'air de se moquer pourtant, mais je ne suis vraiment pas à l'aise. Il n'a pas l'air de vouloir repartir. Il n'était donc pas venu simplement pour me dire que j'ai une belle voix. Rouge comme une pivoine, mon regard fuyant essaie de se reconnecter au sien.

Je dois faire preuve de bravoure. Sa remarque suivante me donne encore des frissons désagréable. J'ai été prise la main dans le sac. Une scientifique qui chante. Ce n'est visiblement pas normal.

« Je...euh...oui je suis en scientifique. »

Mon regard se pose sur son uniforme ainsi que sur le grade qu'il arbore. Il est définitivement plus âgé que moi et en plus dans la même filière. Je me demande décidément ce qu'il peut bien me vouloir. Des salles de travail, il y en a plein. Est-ce qu'il vient me réprimander parce que je déroge à mes activités de scientifique ? Peut-être que... Je plaque une main sur ma bouche, le regard désolé, quand je réalise que j'ai dû être bruyante.

« Est-ce que je chantais trop fort ? Pardon pardon, je suis désolée si je t'ai empêché de travailler ! Je me suis laissée emporter ! Je vais rentrer comme ça tu pourras travailler tranquillement sunbae ! »

Pourvu qu'il ne me demande pas mon nom. Qu'il ne parle pas de moi ! Si ça arrive aux oreilles de Apa... Je rassemble précipitamment mes affaires, fourrant mes livres dans mon sac, mais lorsque je referme brutalement mon carnet à dessin, une feuille s'envole. Mon regard impuissant la regarde voler et atterrir aux pieds de mon sunbae. Si je me rappelle bien, la seule feuille volante est un dessin de Lim Hee Chul en train de faire des tractions. J'avais surpris notre prof de sport en plein exercices et la beauté de l'image qu'il rendait à ce moment-là m'avait particulièrement plu. Je l'avais longuement observé, détaillé chaque muscle dans l'effort, puis j'avais essayé de le dessiner de mémoire une fois dans ma chambre. Maintenant, je m'en mords les doigts. Mon sunbae va se faire de fausses idées ! Mon regard apeuré l'observe. Je n'aurais jamais le temps d'attraper cette feuille avant qu'il ne la voit.

A vrai dire, l'entendre dire que je ne l'avais pas déranger me soulage plus que je ne l'aurais cru. C'était sans compter sur ma merveilleuse chance aujourd'hui. Ne jamais faire les choses dans la précipitation, ça crée des problèmes et des problèmes j'allais en avoir si mon sunbae se met en tête que je suis amoureuse de mon prof de sport. Je déglutis difficilement lorsque je le vois se baisser. J'esquisse un geste vers lui, comme pour le stopper, mais ça ne sert définitivement plus à rien. Non non non s'il te plaît ne regarde paaas. J'ai tellement honte ! Tellement honte ! J'ai horriblement chaud au visage, je dois ressembler à une écrevisse ébouillantée.

Mon cœur tambourine à cent à l'heure dans ma cage thoracique, ma respiration se coupe alors qu'il ouvre la bouche. Je guette son expression. Oh mon dieu, je suis sûre qu'il va me dire que je suis dégoûtante ! Perverse ! Oh non non... Ma lèvre inférieure tremble, je crois bien que je vais pleurer, je ne sais plus où me mettre. Finalement, je baisse la tête, attendant la sentence en regardant mes pieds.

Lorsqu'il parle à nouveau, je tressaille. Ma réputation est fichue n'est-ce pas ? Attends quoi ? Il me complimente encore ? Il vient de traiter notre professeur de tortionnaire ? Je relève brusquement la tête pour le regarder, espérant qu'il regarde toujours mon dessin, mais non, ses iris viennent accrocher les miennes avec intensité. Mon ventre fait un bond. Je crois que je n'ai jamais échangé un regard pendant aussi longtemps, surtout pas avec un jeune homme. En plus son regard m'est vaguement familier sans que je sache dire pourquoi. Mais il fait une drôle de tête. Je l'ai vexé à ne rien répondre ? En tout cas il me tend mon dessin que je m'empresse de reprendre pour le fourrer dans mon sac avec le reste.

« Merci.... »

Mais je ne suis pas certaine qu'il ait pu entendre ma toute petite voix. Il reprend déjà la parole. Décidément, ce sunbae parle beaucoup ! Je ne bouge pas, je l'écoute. Et ce que j'entends me fait de nouveau piquer un fard. J'aimerais me transformer en petite souris et fuir sous la table. Même si au final, il m'assure qu'entre scientifiques on doit se serrer les coudes. Je le regarde avec des yeux brillants, je pense que je n'ai pas besoin de lui dire à quel point je lui suis reconnaissante. C'est à son tour de rougir, et là, je ne comprends pas. J'ai peur de ce qu'il va m'annoncer, parce qu'il n'a clairement pas terminé de parler.

Ma bouche s'ouvre sous la surprise. Est-ce qu'il est en train de me faire une déclaration ? Je n'ai jamais eu de déclaration, je ne sais pas à quoi ça ressemble vraiment, mais, ça y ressemble quand on nous fait des compliments comme ça, alors qu'on se connaît même pas. Non ? En plus il dit qu'il « mourrait d'envie » de me rencontrer. Je referme la bouche pour avaler ma salive. Je suis complètement perdue, je ne sais pas comment réagir. Ce n'est pas qu'il ne me plaît pas, mais, il faudrait au moins apprendre à se connaître ! Mince qu'est-ce que je pense là ! Ce n'est pas comme si j'envisageais sérieusement de sortir avec lui ! C'est à mon tour de faire une grimace pour chasser mes pensées osées.

Ce n'est pas ce que je crois ? Il s'approche, je ne recule pas. Qu'est-ce que je dois croire alors ? Il reprend avec notre professeur de sport. Il se répète. Oh non, j'espérais que c'était un sujet clos. J'essaie de reprendre une respiration normale.

« Oui, tu me l'a dit d'une autre manière...sunbae. »

J'essaie de ne pas avoir l'air malpolie. Je me demande à présent s'il vaut mieux que je prétexte qu'il est l'heure pour moi de partir et fuir cette situation particulièrement gênante ou si je dois céder à ma curiosité. De toute façon, je dois m'assurer qu'il ne dise rien à personne d'abord. D'une voix timide je demande :

« Est-ce que c'est possible que tout ça reste entre nous ? Je....je n'en ai jamais parlé à personne. »

Je le regarde avec attention. Il n'a pas l'air mauvais. Ça devrait bien se passer non ? Et, puis, je me tortille les mains, en demandant d'une voix gênée:

« Au..au fait, pourquoi est-ce que tu voulais à ce point me rencontrer ? Je ne suis pas quelqu'un de très intéressant ou populaire... »

Je pensais qu'il allait se contenter de répondre oui ou non, mais pas qu'il allait s'excuser. Après tout, ce n'est pas de sa faute si j'ai été maladroite et pas discrète du tout. Il est même surpris. Je le regarde avec des yeux ronds. C'est vraiment important pour lui de savoir pourquoi je garde mes précieux dessins secrets ? Je rougis de nouveau.

« Bin...je.... »

Quoi, est-ce que je suis supposée dire que de toute façon, je n'ai pas d'amis à qui le dire ? Ou est-ce qu'il vaut mieux que je fasse passer Apa pour le méchant ? Aucune solution ne me semble la meilleure, alors j'essaie quelque chose d'approximatif :

« ...en fait, j'ai pas envie de donner l'impression à mon père que je me distrais de mes études, il compte trop sur moi et je ne veux surtout pas le décevoir. »

Je marque la fin de ma phrase par un petit haussement d'épaules impuissant. J'aurais pu dire mes parents au lieu de simplement mentionner Apa, mais, ce n'est pas comme si ma mère en avait quelque chose à cirer que je réussisse ou non. Je ne comprends pas sa façon de penser. Mais il est hors de question de se rendre triste, surtout pas devant mon sunbae avec de telles pensées. Et puis, il répond enfin à ma question. Je retiens mon souffle puis je fronce les sourcils. Sa réponse ne tient pas debout, mais visiblement, il ne m'en dira pas plus puisqu'il change de sujet. Ou alors c'est vrai, et il aime vraiment faire amis amis avec tous les gens de la filière ? Ce doit être le genre de garçon populaire que tout le monde aime. Mais pourquoi il persiste à s'intéresser à ce que je veux tant cacher ?

« Je..je ne sais pas, J'ai pas fait attention, j'ai toujours chanté pour moi. »

Ma voix se fait basse, mon regard fuyant. Je finis par appuyer mes fesses sur le rebord de la table et puis je relève à la tête à sa question. Après tout, quand on y pense, ce n'est pas un mal non ?

« Oui, ça me permet de couper un peu avec les cours. Ça ne t'arrive jamais d'avoir un trop plein et de devoir te vider la tête ? »

Cette fois je souris. Toujours timidement, mais j'ai arrêté de rougir. S'il me soutire des informations, il n'y a aucune raison que je n'en fasse pas autant.

«Toi, tu fais quoi par passion ? »

Pendant deux secondes, j'ai une drôle d'impression, alors qu'il dit moi aussi. Vraiment, je ne sais pas d'où ça vient. Il mentionne une dure réalité.

« Oh oui ça l'est... »

Je pousse un soupir las avant de me rendre compte que je me montre bien trop familière concernant mes parents avec ce presque inconnu. Mais finalement, ça fait du bien, de pouvoir en parler à quelqu'un. Je ne sais pas si je peux lui faire confiance, mais, au fond de moi, aucune alarme ne s'est déclenchée. Je fais confiance à mon instinct en général. J'ai beau être naïve, je le sais, je ne suis pas complètement stupide non plus. Je poursuis la conversation et à ma grande surprise, il répond plus facilement que je ne l'aurais cru. D'un seul coup, je me sens moins seule.

Un rire m'échappe tout seul alors qu'il explique que ses amis le surnomme le Panda. Je plaque une main sur ma bouche.

« Désolée. »

Je ne veux pas avoir l'air de me moquer. Mais. C'est mignon un panda. Et puis j'ai imaginé ce jeune homme avec des cernes noires et des petites oreilles. Il continue de m'expliquer son histoire et cette fois je n'essaie plus de cacher mon sourire. Il a un bon sens de l'autodérision. Mais je suis sûre qu'il se dénigre un peu trop. La dernière réplique me laisse surprise. Il en parle si ouvertement !

« Tu es souvent alcoolisé ? »

Là par contre, je suis sacrément curieuse. Je le dévisage de mes deux têtes en moins. Boire de l'alcool à notre âge, c'est quand même sacrément mal vu. Je n'ai jamais osé de mon côté. D'une, ce n'est pas comme si j'avais avec qui boire et de deux, si jamais je fais de grosses bêtises, je peux être sûr de me faire bannir de la maison. Et puis je repense aux beignets. C'est quelque chose que j'aime beaucoup aussi. Ça me rappelle de bons souvenirs d'enfance. Je souris de nouveau.

« Mais alors, est-ce qu'il faut que je t'appelle Monsieur Panda sunbae ? »